L’HISTOIRE SANS VIN
VÉRONÈSE - Les Noces de Cana - 1563

VÉRONÈSE – Les Noces de Cana – 1563

Au Louvre, le monde entier file vers la salle de la Joconde pour découvrir la toile superstar de Léonard. Pourtant, autour du célèbre sourire florentin, il y a aussi toute la crème vénitienne : Titien, Tintoret, Bassano et bien sûr Véronèse… Une quinzaine de ses toiles y sont accrochées, dont Les Noces de Cana.
Pour ce fastueux mariage de 12 mètres de long, Véronèse convie 130 personnes. Les mariés – remisés sur un coin de table – ont cédé leur place aux invités d’honneur qui préparent un sacré mystère pour le dessert.

Les Noces de Cana

© Corentin Lespagnol “Nouveau départ” (Wipplay.com)

Un sacré plan de table

Ce banquet de noces grandiose se tient à Cana, en Galilée. Ici, la Palestine prend l’accent vénitien : un portique à colonnes reprend l’architecture de Palladio, un Campanile fait son clin d’oeil à celui de Saint-Marc et de nombreux invités sont habillés de luxueuses étoffes vénitiennes. Tout ce beau monde attaque le dessert servi dans les boîtes de coings. Les restes de viande découpés en terrasse sont distribués aux pauvres. Les personnes ayant reçu leur part signent d’ailleurs un registre placé devant un dressoir monumentalD’autres curieux perchés sur les garde-fous tendent les bras, tout comme le wedding planner qui fait face aux mariés. Le repas se termine, il se présente – main en avant – pour recevoir un pourboire.

Les mariés – placés en bout de table – ont cédé les places d’honneur à Jésus et sa mère. Autour d’eux sont assis les proches compagnons : Jean, Pierre, Paul et les autres… Sur la gauche sont flanqués des invités “bling bling” parés de bijoux, grelots, broches et camés. Face à eux, Véronèse a installé les gens d’Eglise. Ici, les chapelets ont remplacé les perles précieuses. Les visages placés dans la pénombre sont plus sages, doux, presque rêveurs. Au centre, un orchestre assure l’ambiance. VéronèseTintoretBassano et Titien pourraient bien être les musiciens. Juste au-dessus d’eux, on entend la première fausse note du repas.

Les Noces de Cana

© “Et glou et glou” par Kikoa (Wipplay.com)

Pierre vient d’être informé par un serviteur : le vin va bientôt manquer. Il interpelle Marie qui confirme en désignant son verre vide à son fils. Dans l’évangile de Jean, ce dernier lui répond froidement : « Femme, qu’avons-nous de commun en cette affaire ? Mon heure n’est pas encore venue. » Marie insiste et dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira ». Jésus improvise : « Remplissez d’eau ces jarres ». Les serveurs s’exécutent : on verse, on goûte, c’est bien du vin qui coule. Le wedding planner apporte le vin aux mariés en adressant son compliment à Monsieur : « Tout homme sert d’abord le bon vin, puis, quand les gens sont ivres, le moins bon ; toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent. » Le marié ne comprend pas. Normal, il n’a rien vu de la transformation.

Substances licites

Les bénédictins du couvent San Giorgio Maggiore commandent “Les Noces” pour orner le mur du réfectoire. Face aux 70 m2 de la toile, les moines partagent le pain et le vin avec les 130 invités de Véronèse. Le repas est un succès, on en redemande. L’artiste dresse d’autres tables : le Repas chez Simon le Pharisien, le Repas chez Simon le Lépreux et le Repas chez Lévi. Pour cette dernière – initialement baptisée La Cène – l’Inquisition reproche à Véronèse ses libertés face aux textes saints. On exige des repeints, Véronèse n’en fait rien. Seul le titre est modifié pour s’éviter le marteau des juges. Sa défense reste sans appel : « Nous, les peintres, prenons des libertés tout comme les poètes et les fous ».

Véronèse parle en esprit libre. Avec Tintoret, Titien, Bassano & Co, il porte Venise jusqu’à ses dernières gloires. Partout, la Sérénissime prend l’eau : les Ottomans la surclassent en Méditerranée alors que les Portugais franchissent le Cap de Bonne espérance pour commercer avec l’Inde et l’Asie. Sur le plancher des vaches européennes, les idées de Luther bousculent la papauté. Le succès de sa Réforme conduit Rome au Concile de Trente. Au menu des débats : une légère autocritique, un contre argumentaire bien saignant des idées de Luther ainsi qu’une confirmation généreuse des points clés du dogme catholique (péché originel, sacrements, culte des saints et dogme de la transsubstantiation).

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“Le plongeon” par Bruno Blais (Wipplay.com)

Transsubstantiation (subst., fem.) : “litt. Changement d’une substance en une autre.” En l’occurrence, changement de la substance du vin en la substance du sang du Christ. Une mince affaire théorisée par Thomas d’Aquin – lui-même inspiré par la métaphysique d’Aristote. L’idée de base ? La matière est composée de qualités premières (la substance) et de qualités secondes (les accidents ou apparences). La substance – réalité ultime – existe par soi alors que l’accident change. La bougie fond, la cire coule, mais la bougie reste. Avec la transsubstantiation, Thomas d’Aquin renverse Aristote. Cette fois, les qualités premières changent (le vin devient sang du Christ) alors que les apparences du vin ne bougent pas (on voit du pinard, rien que du pinard). Dans les deux cas, la substance ne peut être perçue par nos sens. C’est là son moindre défaut.

Le bœuf et l’agneau

Véronèse place partout des symboles annonçant la Cène qui précédera la Passion. L’agneau découpé fait écho au sacrifice de Jésus. Pour appuyer cette symbolique céleste, les boules ornant le haut de la balustrade semblent traversées par la lumière. Au premier plan, le marié découvre le second vin encore meilleur que le premier, clin d’oeil à la seconde venue du Christ. Autre détail : une fleur blanche est lâchée par une spectatrice depuis les terrasses situées tout en haut des colonnes. Maigre bouquet. On pense aux fleurs blanches plantées au premier plan de “la Vierge aux rochers” annonçant les futures souffrances du petit Jésus…

Sans vin, pas de fête. La symbolique de l’évangile est là : quel vin nous manque pour notre fête intérieure ? La vérité, la justice, la sagesse, la simplicité ? A chacun de trouver ses réponses ; encore faut-il se poser la question. A Cana, presque personne ne s’interroge. On préfère se ruer sur ce bon pinard tombé du ciel : y’a qu’à voir les yeux de ces personnes coiffées de précieux grelots. Mais que faire ? Agir pour transformer ou attendre que les choses tombent du ciel ? Les chiens au premier plan nous montrent les deux postures. L’un se régale d’un os, l’autre s’interroge. Interroger sa vie, pas simple. Face aux nombreux manques, on est vite tenté de laisser couler… A chacun d’ouvrir les yeux pour voir le manque et combler son monde.

Les Noces de Cana

© Sebastien.BR “Sans titre” (Wipplay.com)

Dans l’Evangile comme sur la toile, la transformation est discrète. Personne ne voit rien – sauf les disciples, Marie et les serviteurs qui turbinent en silence. Dans la toile de Véronèse, d’autres personnages seraient-ils mis dans le secret ? Au premier plan, les musiciens écoutent d’une oreille attentive ce personnage caché derrière eux. Il semble faire la jonction entre Jésus et le groupe qui fait un bœuf alors qu’on sert l’agneau au peuple. Qui est-ce ? S’agit-il d’un ange débarqué avec sa trompette pour chuchoter le secret de la transformation ? Pourquoi pas. Les musiciens comme les peintres savent bien transformer la matière pour nous remplir de joie. Pour “ses” Noces, Véronèse ne remplit pas 6 cruches de pinard mais 70 mètres carré d’huile sur toile. C’est quand même pas mal.

Louvre Ravioli

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** Un grand merci à Vincent Delieuvin (Conservateur de la peinture italienne du XVIe siècle au Louvre) pour sa relecture bienveillante.

*** Note importante : Rien n’est sûr quant à l’identité des musiciens, même si bien des auteurs mentionnent les peintres vénitiens. Mais imaginer Véronèse au centre permet de bien illustrer sa phrase « Nous, les peintres, prenons des libertés tout comme les poètes et les fous ».

**** Sources : “Les Noces de Cana” par M.Z Prévost avec les notes de  F. Villot et T. Gautier. // “Manuel du muséum français” par Toulongeon et d’Emskerque // “Véronèse, noces et banquet” par Marie Viallon // 1 vidéo de JL Scheffer sur la transsubstantiation // “Épiphanie : Les Noces de Cana” par Florence Taubman – pasteur à l’Oratoire du Louvre – qui explique la symbolique des Noces de Cana et l’importance du secret. Un grand merci Madame. // Les images sont l’oeuvre des photographes de Wipplay.

***** Lire aussi : “FLOTS ET USAGE DE FLOTS” sur une autre histoire de fluide assez surprenante. // “PRIÈRE D’ENTRÉE” sur une dinette moins sacrée.

3 Comments L’HISTOIRE SANS VIN

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