J’VOUS AI APPORTÉ DES BUBONS

J’VOUS AI APPORTÉ DES BUBONS

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Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, 11 mars 1799 (1804) par Antoine-Jean Gros

Au Louvre, la salle des grands formats romantiques nous présente une série de cadres à la dérive, comme autant de trajectoires pas toujours maîtrisées : La Mort de Sardanapale, Le Radeau de la Méduse, La Liberté guidant le Peuple… Au cœur de la toile, des sujets tiraillés par des forces contradictoires. Que ce soit sur une barricade de pavés, un plancher à la dérive ou un matelas en feu, le regardeur hume un parfum d’impossible. Les Pestiférés de Jaffa (1804) font partie de la série, avec ses notes de gloire et de désespoir.

La cour du miracle ?

Mars 1799, l’armée française qui vient de prendre Jaffa subit une épidémie de peste. Bonaparte visite ses soldats buboniques remisés dans un divan, mosquée-hôpital de la ville. Le général thaumaturge débarque dans la chambre. Main dégantée, il touche du bout du doigt un malade. L’instant est décisif : face à lui, le bientôt guéri présente ses écrouelles, bras levé. Tension délicate, opération en cours. Son médecin Desgenettes tente pourtant de l’en dissuader, le commandant Bessières se bouche le nez, le chef d’état-major Berthier est remisé dans les ombres du lazaret. Bonaparte au centre, est porté par la lumière. De ce côté de l’infirmerie, les ogives sont des arcs de triomphe.

Une longue crête rythme le fond de toile sur laquelle grimpent les murailles de Jaffa. Le rythme de l’architecture évoque la Jérusalem de saint Etienne. Un drapeau français XXL est planté sur les hauteurs d’une tour amochée. Pour regagner la scène centrale, les regards dévaleront directement la pente. Autour du miracle, les regards brillent, la douleur s’oublie : un bonnet du 32e d’infanterie est médusé ; un groupie du 13e s’accroche aux basques du thaumaturge ; un soldat aux yeux bandés accourt dans le noir. Lui aussi veut sa part de miracle. En marge du spectacle, un vrai toubib essuie sa lame avant de réaliser une incision. Son assistant maintient le malade docile, anesthésié à la vue du magicien.

Le général courage semble prêt à mourir comme ses soldats. Pourtant, la gauche du tableau offre une perspective peu réjouissante. Une ribambelle de corps étalés au premier plan décline des stades plus ou moins avancés de la peste. La cinétique bubonique est coiffée de l’arc musulman, le fer à cheval tire la charrette des condamnés. Pour bien tout voir, prière de soulever les ombres : un homme s’est figé comme le damné du Jugement Dernier, un soldat se cache sous un suaire, des brancardiers sortent un corps, deux hommes distribuent le pain aux fantômes qui réclament leur portion de survie. Au fond du souk morbide, un autre scrofuleux se tient la tête. Le damné se répète, dévoré par les bubons et peut-être quelques remords.

L’hypocrite face à Hippocrate.

Après 9 mois en Orient, le bilan de Bonaparte est mi-figue, mi-olive : la victoire des Pyramides est gâchée par le désastre d’Aboukir, l’arrivée au Caire ruinée par la révolte de ses habitants, les lumières scientifiques éclipsées par les horreurs de l’armée. En Syrie, la chkoumoune mute en peste. Pendant le siège de Jaffa, elle se répand parmi les soldats. Le 11 mars, Napoléon les visite. Son chirurgien en chef raconte qu’il “saisit à bras-le-corps des malades pour aider à leur transport” ; son secrétaire Bourienne rapporte lui, une “traversée rapide et hâtée du lazaret”. Le diagnostic post-visite, lui, ne fera pas débat : Bonaparte va prescrire de l’opium pour euthanasier les allongés du divan. Comme Desgenettes refuse, c’est le pharmacien en chef qui s’y colle. En tremblotant… Sur la trentaine d’empoisonnés, sept vont survivre et raconter leurs déboires aux anglais.

Quatre ans plus tard, Bonaparte est Premier Consul. il lui faut caviarder certains passages des tabloïds britanniques qui raillent son ancienne médecine de général. Gros – peintre d’Arcole et de la campagne d’Italie – doit soigner l’épisode de Jaffa. Pour éteindre les racontars, le maître déploie tout l’éventail des associations positives. Le drapeau tricolore fera plastronner l’ego national et pardonner les couacs pré-coloniaux, le toucher des écrouelles viendra séduire les nostalgiques de l’Ancien Régime mais aussi les catholiques. Jésus n’opère-t-il pas ainsi avec les lépreux ? L’inspiration est bien choisie quand on sait que le consul sera sacré à Notre-Dame en fin d’année.

Gros est un artiste frontière : bercé par les vertus classiques, il fait naître à Jaffa le drame romantique. Exilé en Italie pendant la Révolution, il a étudié avec David la rigueur antique. Sa cour du miracle reprend l’esprit du Serment des Horaces : corps éplorés, mains héroïques, arcades rigoureuses… A noter qu’un Apollon du Belvédère – ultime référence classique – se cache aussi derrière la pose de Napoléon. Ce dieu-là dispose d’un haut-potentiel romantique : à la fois ombre et lumière, il protège et punit au gré de ses humeurs. Gros l’a planté au milieu du patio doré, matrice romantique déchirée entre espoir et désespoir.

La main d’Apollon

Passer le costume d’Apollon dans une cour de pestiférés est une combine géniale. Les flèches du dieu-rat sont ambivalentes, elles donnent la peste ou la font cesser, condamnent ou guérissent. Comme toujours, les dieux aiment chatouiller l’équilibre entre harmonie et chaos… Pour prévenir la maladie, l’Apollon Smintheus préconise de disposer quelques rongeurs près des temples érigés en son honneur. Élémentaire mon cher Pasteur : ne faut-il pas inoculer le mal pour s’en préserver ? Le médecin qui prélève du bubon pour d’autres corps ne dira pas le contraire. Voici donc Bonaparte, présenté comme un mal nécessaire pour ces soldats périssables et si peu présentables.

La main de Bubonaparte va-t-elle soigner ou tuer le pestiféré ? Les anti-vaccins lui prédiront le pire, les pros du grec lui rappelleront qu’apollunai signifie faire mourir… Comme un mirage sous opium, les sceptiques verront les corps du premier plan refluer comme l’écume du Styx. Voici la barque de Dante avec ses damnés aux yeux mercures, voici le Radeau de la Méduse avec ces corps accrochés à l’espoir. Précision cynique : les chiffons de Jaffa ne sont pas des phares pour attirer un sauveur, mais des cache-nez pour repousser l’horreur… Pendant ce temps, un fantôme bandé comme la momie de Lazare tangue sur les planches lâches du purgatoire, un bonnet n°13 rampe au sol comme un rat ayant oublié de quitter le navire. Mauvais augure… Et que dire de ces damnés qui se prennent la tête ? Mais qu’allaient-ils faire dans cette galère ?

Les soldats croient-ils vraiment au miracle ? Beaucoup ont l’air ailleurs, certains même railleurs. Face au général chaos, source de tous les malheurs, le pestiféré au bras levé prend des allures de prédicateur. Avec ce faux-air de templier maudissant son roi, il pourrait bien lui prédire une issue peu glorieuse. Détail étrange : derrière la main lumineuse, deux longues mèches de cheveux tournicotent comme les serpents du caducée. Serait-ce un discret clin d’oeil au phármakon qui signifie aussi bien guérison et poison ? Mais alors, si Napoléon est le remède, celui-là serait le venin ? Et loin de vouloir être guéri, il pourrait bien tenter de lui refiler la maladie.

Louvre Ravioli

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* Sources : “Nos amis les bêtes : Apollon, dieu des rats” par Catherine Clément sur France Culture / “Autopsie d’un tableau” par Histomède / “Apollon, comment déchiffrer votre destin ?” par Esprit 2.0 // “L’Iliade et l’Odyssée“, série de François Busnel diffusée sur Arte.

* Un grand merci à Côme Fabre (Conservateur des peintures françaises du XIXe siècle du Louvre) pour sa relecture bienveillante. Petite précision pas inutile : mon rapprochement avec le saint Étienne de Jérusalem est un simple parallèle visuel. Si Gros était bien en Italie du Nord entre 1793 et 1799, aucun séjour à Venise (là où se trouve la toile) n’est avéré.

* Lire aussi : Y’APAS DE LÉZARD ? sur l’Apollon Sauroctone qui pointe du doigt les grands (dés)équilibres du monde. // SANG DESSUS DESSOUS sur Sardanapale qui empoisonne son monde // LIBERTE SURVEILLEE sur le révérend Lacordaire planté dans une cour orientale bien mystérieuse. D’autres chroniques sont à retrouver sur le site de Beaux-Arts Magazine.