L’AUBERGE DE (FIN DE) JEUNESSE

L’AUBERGE DE (FIN DE) JEUNESSE

© 2004 Photo RMN / Hervé Lewandowski

© 2004 Photo RMN / Hervé Lewandowski / Base Atlas du Musée du Louvre

Au Louvre, les petites salles prunes de l’Ecole du Nord présentent une multitude de scènes de genre géniales. Un quotidien corrosif et cocasse où se côtoient arracheurs de dents crispés, alchimistes préoccupés, maîtres d’école dépassés et villageois avinés. Certaines scènes sont assez crues. Dans La Kermesse (1635), Rembrandt présentent des villageois qui éructent dans un coin alors que d’autres vont lourdement peloter la nourrice qui tente pourtant de faire boire sa bière à un nourrisson. Elles sont loin les scènes d’adoration de l’enfant Jésus, les peintres hollandais n’auraient-ils gardé que l’étable ?
A l’époque, les Provinces-Unies – tout juste libérées de la tutelle catholique espagnole – s’enrichissent dans le commerce et voient apparaître une classe très importante de bourgeois. La pyramide sociale du plat pays s’adoucit. Le statut n’y est plus défini selon le degré de naissance ou le niveau d’éducation mais par la fortune amassée.  Pour tous ces « nouveaux riches » désireux de s’offrir l’art qui va faire briller leur réussite et leur salon, l’iconographie italienne trop convenable et intellectuelle n’est plus un premier choix.
Les artistes hollandais vont donc s’orienter vers des sujets plus laïques sans pour autant esquiver la morale. Avec La Mauvaise Compagnie (v.1665), Jan Steen opère ainsi : une leçon de morale à travers une scène de beuverie. Le peintre – tenancier d’une brasserie à Delft pendant quelques années ! – représentera d’innombrables héros de taverne. Ici, un jeune pigeon écrasé par l’alcool lui permet d’illustrer la Parabole du fils prodigue perdu dans les plaisirs terrestres. Pour faire passer le message, Steen insère de nombreux proverbes de l’époque compris de tous. Ce jeune pigeon n’est-il pas assis entre deux chaises ? Lui qui a couru après le jeu et les femmes n’a plus que ses yeux pour ronfler… Pourtant, grâce à son esprit rieur et son sens de l’énigme, Steen parvient à éviter à sa brebis égarée une fin trop déprimante.
"Perdue" par Constant / Wipplay.com

“Perdue” par Constant / Wipplay.com

Vol de pigeon écrasé

La scène se déroule dans une obscure taverne plus proche du sordide backroom que de l’aimable troquet. Rideaux, murs, portes, carrelages… Tout est brun et sombre dans ce huis-clos boisé comme le fond d’un tiroir à secrets inavouables. Seul le pâle jeune homme se détache, tout affalé sur les cuisses d’une dame. Epuisé d’avoir trop bu, il semble plus proche de la nature morte que de la scène de genre. Il a fait tomber pipe, chapeau et jeux de cartes et se fait relever les poches par ces dames. On comprend sans mal la situation. La vieille qui récupère la montre à gousset, le manteau et l’épée est l’entremetteuse qui a conduit le candide dans la taverne. Les deux autres complices ont dû prendre le reste. D’ailleurs, celle qui nous fixe de son regard louche semble considérer son prochain pigeon… Par terre, une carafe de pinard occupe le premier plan. Rien d’étonnant. Pour appuyer l’image de cette brebis égarée dans les plaisirs terrestres, Jan Steen va introduire bien d’autres symboliques.
Il y a des huîtres* un peu partout, par terre, sur la table. Le jeune homme s’est gavé de tous ces fruits de mer, considérés à l’époque comme aphrodisiaques. Par ailleurs, Steen l’a assis entre 2 chaises pour pointer du doigt celui qui a trop désiré et qui n’a finalement rien obtenu. Un autre proverbe évoquant le hasard est aussi illustré : cela dépend de la manière dont tombe les cartes. Le jeune homme – tout fané entre ses cartes à jouer – paie ainsi cher sa démarche hasardeuse.

"Circus4" par Constant / Wipplay.com

“Circus4” par Constant / Wipplay.com

Au fond de la salle, deux vieux habitués observent tout ça d’un regard entendu. L’un d’eux fume sa pipe (qu’il n’a pas dû faire tomber depuis longtemps) alors que l’autre berce les rêveries du candide avec son violon. Ce musicien n’est autre que Jan Steen qui s’est placé devant une porte entrouverte*. Ainsi mis en scène, l’artiste illustre un autre proverbe : Se frotter le derrière contre la porte qui signifie « se moquer du tiers comme du quart ». Le peintre représenterait-il sa manière punk d’envisager la peinture ?
* Sources : “Jan Steen’s Card Players and Dutch Genre Painting” (Yale University Art Gallery)

Steen : un baroque, des barriques.

Les parents de Steen sont des marchands de grains et des brasseurs qui tiennent une auberge à Leyde. Jan qui travaille à l’auberge se forge une solide culture populaire et un regard affuté sur son époque. En 1654, il part s’établir à Delft, où il tient la brasserie « De Slange » (Le Serpent), une intarissable source d’inspiration pour sonder les âmes avinées de son temps. Tel un Comptoir de la Compagnie des Zincs, on y échange des mœurs épicées et des étoffes peu soyeuses. Les armateurs anversois n’ont qu’à mal se tenir.
Cette culture populaire n’empêche pas l’artiste de profiter d’une éducation plus rigoureuse. Ses brasseurs de parents – issus d’un milieu catholique aisé – envoient Jan étudier à l’école latine. Il s’y forge une solide culture académique et religieuse où il étudie la Bible et son lot d’évangiles. Il deviendra un peintre du baroque hollandais en se formant aux ateliers d’Utrecht avant d’intégrer la guilde de saint-Luc qui réunit la crème les peintres hollandais.
"La laitière contemporaine" par MaudC / Wipplay.com

“La laitière contemporaine” par MaudC / Wipplay.com

Un baroque, des barriques. La peinture de Steen conjugue les contrastes de sa trajectoire où se mêlent le proverbe populaire et le religieux solennel,le burlesque et le sérieux.On dirait du Chaplin avant l’heure. Derrière un bordel apparent, chaque détail expose une idée. Son foutoir est ordonné à la perfection, ses vaudevilles agencés au millimètre. La Mauvaise Compagnie profite de tout ça.

Une auberge de fin de jeunesse ?

Cette scène de beuverie fait écho à la Parabole du fils prodigue. Dans cette histoire, un fils cadet, rebelle et ingrat, quitte son père et son frère aîné après avoir réclamé sa part d’héritage. Ayant vite dilapidé ses biens dans la débauche, il survit comme gardien de porcs, mieux nourris que lui. Tout honteux, il finit par rejoindre son père pour implorer un job et le pardon. Au lieu de rejeter son fils qui sent fort le cochon, son père l’embrasse et organise une fête. Le fils aîné, jaloux comme un poux, va jouer des coudes pour faire valoir sa loyauté autrement plus belle que le misérable retour de son frère. L’histoire dénonce ainsi le comportement intéressé du fils aîné aveuglé par la jalousie.

"Grandir..." par Windsam / Wipplay.com

“Grandir…” par Windsam / Wipplay.com

Cette parabole – riche en histoires et en symboles – sera traitée un million de fois en peinture. Tout comme de nombreux peintres, Steen préfère traiter le début de l’histoire, lorsque le fils prodigue part s’envoler naïvement au dessus des réalités de la vie en agitant ses plumes de pigeon. Ainsi, Georges de La Tour l’assied face au Tricheur à l’as de carreau (v.1636) et Caravage le plante debout face à une Diseuse de bonne aventure (v1630). Dans la variante parabolique de Steen, le fils prodigieusement aviné se fait voler une montre. En terme de symbolique, ce n’est pas rien. Le jeune homme s’apprête-t-il à rentrer dans une ère nouvelle ? S’agit-il d’un changement de temps ? D’une page qui se tourne, voire se déchire ? Certes, il va se réveiller avec une sacrée gueule de bois, mais c’est le prix de la mue. Reste à savoir maintenant ce qu’il fera de tout ça. Au moins, il connaîtra la musique, tout comme le génial Steen qui semble maitriser ses gammes.

Louvre-Ravioli

> Si vous aimez bien les histoires de pigeons et d’oiseaux en tous genres, vous pouvez aussi lire Ô voleurs !
>> Si vous aimez bien les photos, retrouvez-les sur Wipplay.com
>>> Si vous aimez bien l’article, vous pouvez aussi le partager (ce serait chic) !