DANS L’TOURBILLON D’LA VIE ?

DANS L’TOURBILLON D’LA VIE ?

La Vierge aux Rochers

“La Vierge aux Rochers” par Léonard de Vinci (1483-1486) – Musée du Louvre

Lorsque le roi Hérode décide de découper tous les nourrissons de Bethléem, Jésus n’est pas le seul à fuir en famille. Son cousin Jean-Baptiste est aussi dans la tranche concernée. La Vierge aux Rochers pourrait bien présenter les deux nourrissons en exil. Certaines hypothèses supposent que Jean-Baptiste aurait déjà perdu sa maman Elisabeth venue le cacher dans une grotte. L’archange Uriel l’aurait alors élevé avant qu’il ne soit adopté par Marie. Nous y voici. Il faut maintenant suivre la conversation, qui part dans tous les sens.

Bavarde comme une pierre

L’archange Uriel aux allures de sphynx nous fait entrer dans le cercle des invités. Son doigt pointe Jean-Baptiste agenouillé sur les plantes. Il adresse une prière vers son cousin le petit Jésus. Les fesses au bord de l’eau, il lui offre sa bénédiction, jambes croisées, un brin bancal. Uriel l’empêche de tomber. Placée au centre, Marie vient compléter le jeu de mains. Cette figure protectrice place ses gigantesques paumes autour de Jean-Baptiste et le présente à Jésus. Elle émerge de la pierre, en roche de soirée.

Drapée dans une vague bleu nuit, sa douceur contraste avec la géologie peu amène. Abysses aiguisées, monolithes étranges, cavités escarpées. La caverne envoûte et repousse. L’œil avance, recule. Des tests de Rorschach sont planqués dans tous les coins : main fantômepieds de géant, figure démoniaque… Tectonique flippante. Les larmes chaudes de la pierre aiguisent les pointes d’un abri menaçant. Par endroit, les lames se resserrent. Pour éviter de se couper, le regard bondit de plante en plante.

Un herbier courageux pousse sur la pierre et mentionne certains passages bibliques : les primevères près de Jésus symboliseraient son amour, les millepertuis aux pieds de Jean-Baptiste pourraient annoncer sa décapitation, les ancolies derrière Marie renverraient à la venue de l’Esprit saint… Au chapitre des douceurs, le visage de la Vierge vaut toutes les plantes. Ses cheveux coulent comme cette cascade au loin, ses yeux glissent vers le repli doré de sa robe. Le couffin déserté absorbe son regard. A cet instant, elle oublierait presque les enfants.

Une grotte sacrément paumée

En 1483, des franciscains commandent à Vinci et aux frères Prédis la décoration d’un retable pour l’église San Francesco Grande de Milan et la chapelle de l‘Immaculée Conception. L’enjeu : représenter la Vierge – façonnée par Dieu – comme pur réceptacle pour le fils. Vinci doit inventer un vocabulaire, à partir d’une commande précise : les franciscains réclament une grotte imprenable. Les grotesques montent la garde de la caverne fertile. Sortie des entrailles de la terre, Marie ressemble à une divine érosion placée entre le Multiple et le Un. Sa sculpture naturelle se passera de burin, les forces du ciel font l’affaire.

La main du Grand Architecte n’est-elle pas planquée dans la voûte ? Clin d’œil possible à celui qui façonne Marie et sa matrice, clin d’œil possible à la Genèse où “Dieu sépare les eaux en deux masses et fit ainsi la voûte qui sépare les eaux d’en bas de celles d’en haut”. Marie (la goutte d’eau en hébreu) est pile dans l’antre-deux : la cascade est derrière elle, une source est devant… Sa main  recouvre Jésus, tout comme la voûte qui la protège. Une même gestuelle pour recouvrir deux mystères ? Dieu créateur de la Vierge et la Vierge créatrice de Jésus (lui-même Dieu incarné en homme). Voici l’Immaculée Conception suivie de près par l’Incarnation.

D’autres jeux de paume se découvrent avant d’arriver jusqu’au giron de Marie, grotte dans la grotte qui fait apparaître un mystérieux croissant doré. Cette forme évoque l’iconographie de l’Immaculée Conception qui sera fixée au XVIe siècle. Elle présentera la Vierge de l’Apocalypse bercée d’étoiles, piétinant un croissant de lune – symbole du péché. Mieux vaut oublier ici la symbolique. Ça ferait tâche – surtout pour une Immaculée. Mais n’empêche, le repli doré questionne : Esprit-saint serais-tu là ? Dirigé vers la matrice sacrée, il pourrait bien souffler l’or, cette pâte divine.

Dans l’tourbillon d’la vie ?

La Renaissance tente de mieux saisir le travail du Grand Architecte. Observation scientifique et savoir antique sont croisés pour éclairer le récit biblique. On relit Platon et le Timée notamment, qui interroge les origines. Le dialogue évoque un dieu unique (déjà) qui ordonne le grand tout via les quatre éléments : feu, terre, eau, air. Constituants du monde, ils le configurent grâce aux nombres et proportions. En 1498, Luca Pacioli (encore un franciscain) mettra à jour ce savoir, en publiant De Divina Proportione illustré par Vinci. Le nombre d’or y est mis en lumière, beau comme une colombe. La logique est portée par un nombre irrationnel, la physique et la métaphysique peuvent défiler bras-dessus bras-dessous.

Pacioli – futur prof de maths de Vinci – évoque aussi les interactions entre les 4 éléments. Pour lui, le cinquième n’est autre que l’Esprit saint. Dans sa Vierge aux Rochers, Vinci n’aurait-il pas déjà figuré ces interactions ? Si l’Esprit saint est au cœur du giron, qu’en est-il des personnages qui l’encerclent ? Marie en roche de soirée pourrait aussi être l’élément terre ; Uriel et sa paire d’ailes serait l’air, Jean-Baptiste serait l’eau annonçant bientôt Jésus : “Celui qui vient après moi (…) vous baptisera du Saint Esprit et de feu.” Les corps froids  reliés de bleu font face aux corps chauds et rouges… Bref. Ça divague sec autour de la robe, Marie n’est pas la seule à être absorbée par le vortex doré.

Sur ce mystérieux repli, on pourrait dire bien des choses en somme. En variant le ton. Immaculiste convaincu : “Voici la matrice pure et inviolée.” – Trinitaire : “ C’est l’esprit saint, soufflé à l’instant” – Géomètre : “Mes relevés me signalent une spirale de Fibonacci.” – Radiologue (en apnée) : “L’image est formelle, l’éther amniotique infiltre l’utérus marial.” – Philosophe : “Imaginez la matrice liant le sensible et l’intelligible, la khôra du démiurge.” – Astrologue insistant : “Je vous dis que c’est un croissant lunaire ! Oubliez le péché, découvrez l’âme du monde.” – Alchimiste : “Tous les éléments sont au four, sur chaleur tournante.” – Matérialiste spirituel : “Voyez la Prima materia, point de départ universel.” – Rabat-joie : “Soyons sérieux, ce n’est qu’un repli doré. Et quoi ? Vous me trouvez terre à terre ? Dites plutôt que je suis en phase avec la Vierge aux Rochers.”

Louvre Ravioli

☞ Un grand merci à Vincent Delieuvin (Conservateur en chef chargé de la peinture italienne du XVIe siècle au Musée du Louvre) pour son aide précieuse. Son cours de l’école du Louvre m’a permis d’appréhender l’histoire ultra-complexe de la toile avant que je file vers mes propres interprétations. Car tout ceci n’est qu’interprétation. Faites-vous votre propre idée, il y’a de la place pour tout le monde.

☞ Si vous aimez l’article, n’hésitez pas à le partager pour le sortir de sa grotte // Pour discuter & réagir, n’hésitez pas à écrire en bas de page ou sur ma page FaceBook. // N’oubliez pas de cliquer sur les textes en gras, de “l’icono cadeau” se cache dessous.

☞ Précision importante : Ce texte se place juste après la réalisation de la 1ère version de la toile, qui connaîtra mille aventures. Après quelques chahuts, les moines profiteront d’une 2de version aujourd’hui accrochée à Londres.

☞ Sources : Le cours du Louvre de Mr Delieuvin // Léonard de Vinci par Franck Zöllner (qui décrit la symbolique des plantes et le dialogue des roches) // Le Timée de Platon // Les précieuses reproductions de la Royal Collection (une autre mine d’or) // Les illustrations du texte sont l’oeuvre des photographes qui se retrouvent sur Wipplay.

☞ Lire aussi : “LE GENRE IDÉAL” sur une sculpture qui évoque un autre dialogue de Platon. //  FACE CONTRE CIEL  qui fait son clin d’oeil à L’Homme de Vitruve par Vinci //  Y’A PAS DE LÉZARD ? sur un autre pan de la sagesse grecque.

4 Comments DANS L’TOURBILLON D’LA VIE ?

  1. Chantal Charpentier

    Un sacré œil! Humour, érudition et talent. J’adore regarder les oeuvres d’un œil neuf grace a vous.
    Vos chroniques ont elles été rassemblées et publiées ?
    C’est drôlement chouette que Beaux-arts et vous-même nous fassent profiter gratis de vos chroniques
    Merci ❤️❤️❤️❤️❤️❤️❤️❤️❤️

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  2. Jean

    Jean LESTELLE
    Parcours très agréable ! Les liaisons que vous faites sur d’autres œuvres de même époque ou antérieures ajoutent de la profondeur à ma propre analyse. Je vais sans doute venir souvent.
    Merci
    Jean

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