LE TRIOMPHE DE L’ARC
1c_edme-bouchardon_lamour-se-faisant-un-arc-de-la-massue-dhercule-musee-du-louvre-dist-rmn-grand-palais-herve-lewandowski

Bouchardon “L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule”- Musée du Louvre – dist-RMN-GP-H. Lewandowski

Lorsque Bouchardon achève L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, sa renommée est déjà faite. Collectionné par les grands noms du moment, le sculpteur réalise tout : buste, calvaire, fontaine, statue monumentale… Bouchardon ploie sous les commandes mais il a du ressort, comme l’arc de son Cupidon.

C’est le roi Louis XV qui lui commande cet ouvrage exposé à Versailles en 1750. Pendant 10 ans, l’artiste a tout réalisé lui-même, jusqu’au ponçage. Prêt à oublier la poussière de marbre dans les yeux pour éblouir son roi… Malheureusement, son Amour ne restera pas à Versailles. Pourquoi donc ? Ce jeune garçon au sourire en coin aurait-il fait une bêtise ?

© "Tormey" Julia Gat (Talent Wipplay)

© Julia Gat “Tormey” (Talent Wipplay)

Une masse gratinée

Cet adolescent qui fait ployer son arc est l’Amour. Pas d’erreur possible : le fils de Vénus est tout nu avec un carquois de flèches dans le dos entouré d’une immense paire d’ailes. En revanche, il n’est pas l’enfant virevoltant avec de grosses joues de cadum décochant ses flèches au hasard. Cet Amour-là prend son temps. Du haut de ses 18 ans (à peu de mois près), il entame seulement la fabrique de son arc taillé dans une massue de bois. Le divin artisan vient d’arrêter la découpe pour tester sa flexibilité. Son sourire se dessine comme l’arc se plie. La souplesse du bois semble convenir.

L’Amour est assis sur un épais tronc de laurier recouvert de la peau du Lion de Némée, souvenir du célèbre tableau de chasse d’Hercule. On comprend alors d’où vient la massue. On comprend mieux aussi l’heureux rictus du Cupidon, espiègle : il a dérobé sa masse à Hercule pour y sculpter son arc. Une redoutable matière première qui annonce des flèches capables de transpercer tous les cœurs. Aux pieds de Cupidon traîne un burin idéal : le glaive de Mars, dieu de la guerre. Encore un qui s’est fait détrousser… Décidément, aucune force ne semble résister à l’Amour.

© "Fais-moi de l'Amour" Regina RAS (Talent Wipplay)

© Regina RAS “Fais-moi de l’Amour” (Talent Wipplay)

En tournant autour de la statue, on découvre l’ensemble du larcin : le casque de Mars fait aussi partie du butin. Entre la crinière du Lion et le panache du casque, les trophées de guerre semblent reconvertis en un confortable siège militaire. Le rieur s’est commodément installé. Tout est confortable à l’œil aussi. On se promène autour de la sculpture en suivant une spirale douce : depuis les ailes déployées, la tête penchée, l’échine courbée, la jambe pliée, jusqu’à la corde de l’arc qui ondule sur le socle comme un serpent. Une corde qui va bientôt se tendre pour piquer les visiteurs isolés…

La Nature, maîtresse de Bouchardon.

Bouchardon nait dans une famille de sculpteurs, en Champagne à 15 kilomètres de l’ange souriant de la cathédrale de Reims. À 24 ans, il quitte sa bulle pour Paris et devient l’élève de Guillaume Coustou, le dresseur des Chevaux de Marly. Très vite, Bouchardon part fourbir ses ciseaux à Rome. Pendant neuf ans, il travaille tout (sculpture, dessin, estampe…), il maîtrise tout (crayon, sanguine, plâtre, cire, terre cuite, marbre, bronze…). L’artiste génial s’attire tôt des commandes prestigieuses d’un Vatican connaisseur.

L’Etat français – sponsor du séjour romain – réclame son retour sur investissement. Bouchardon est rappelé en France. Nommé sculpteur du roi, logé au Louvre, on lui confie d’importantes commandes comme la Fontaine de Grenelle ou la Statue équestre de Louis XV. L’Antique et la Renaissance italienne nourrissent son art. Pour l’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, Bouchardon croque les torses d’un Eros tendant son arc, copie romaine de Lysippe. Les cheveux de son Cupidon noués par un ruban sortent tout droit du vestiaire antique romain. Il s’inspirera également du Cupidon peint par le Parmesan (v. 1533).

© "Les jours magnifiques" Marion Bornaz (Talent Wipplay)

© Marion Bornaz “Les jours magnifiques” (Talent Wipplay)

Bouchardon mêle ses inspirations italiennes à la transcription minutieuse du réel. Il écarte l’outrance baroque pour suivre les règles de la nature, « maîtresse commune à tous les grands artistes ». Le sculpteur puise son inspiration dans les rues de Paris, à la recherche de modèles de la vraie vie. Bouchardon trouve son Cupidon sur les bords de Seine. Dans son atelier, il dessine sous tous les angles la vérité de ce corps adolescent. Tourbillonnant entre deux âges, le garçon grandit de manière inégale. Les regards avertis auront surpris ses bras allongés.

Débats amoureux.

L’Amour de Bouchardon n’est pas du goût de tous. Non seulement son corps “déformé” heurte certaines sensibilités, mais voir le dieu agir en charpentier finit d’en bouleverser plus d’un. Comment l’Amour pourrait-il s’abaisser à un travail manuel ? Voltaire – qui salue pourtant le génie de Bouchardon – adresse une autre pique au créateur de l’archer : « J’ai peur que la pensée de Bouchardon ne soit qu’ingénieuse. Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine que l’expression de cette pensée soit aussi gracieuse à l’œil que l’idée est riante à l’esprit. Sans cela, on dira : un sculpteur a voulu caractériser l’Amour, il a fait l’Amour sculpteur. Si un pâtissier devenait peintre, il peindrait l’Amour tirant de son four des petits pâtés. »

Ces tartes à la crème n’empêchent pas Bouchardon d’achever son oeuvre présentée à Versailles en 1750. Mais là, les choses se gâtent : on choisit d’exposer l’Amour au salon d’Hercule, sous un plafond célébrant le héros grec, symbole du souverain français victorieux. Provocante scénographie. Tous les jours, le roi croise le sourire narquois de l’archer assis sur les trophées de Mars et Hercule. Comment Louis XV peut-il autoriser ça ? Serait-il faible ? Les couloirs de Versailles se mettent à gronder. On repense à la scandaleuse signature du traité d’Aix-La-Chapelle (1748) qui n’a rien offert à la France, pourtant victorieuse. L’ange de Bouchardon poursuivrait-il l’affront en moquant le pauvre Hercule ?

© "Un ange à la table" BR33 (Talent Wipplay)

© BR33 “Un ange à la table” (Talent Wipplay)

Trop provoquant, l’Amour doit s’envoler pour l’Orangerie de Choisy. Loin des représentations officielles, loin d’un Hercule souverain. La résidence accueille les amours de Madame de Pompadour et Louis XV. Voilà un lieu convenable pour terminer son arc tranquille… Malgré les piques reçues, malgré l’exil, l’oeuvre deviendra vite célèbre. Editée en biscuit de Sèvres, elle se diffuse partout. Transportée au Louvre pour une énième copie, elle sera désormais admirée de tous. Irrésistible triomphe de l’arc… Mais cet arc-là n’est pas une pierre monumentale sous laquelle viendrait défiler une armée bien rangée. Cet arc-là, le visiteur lui tourne autour, avec un sourire discret, comme la courbe d’un bois tendre qu’on essaierait tout juste de plier.

Louvre Ravioli

* Sources : “L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule” par G. Scherf (Louvre éd. – Coll. Solo) // L’expo Bouchardon “Une idée du beau” (au Louvre jusqu’au 5 décembre) // Un gigantesque merci à Guilhem Scherf et Juliette Trey (commissaires de l’expo) pour le précieux échange autour de la statue ! // Les images sont l’oeuvre des photographes de Wipplay.

** Si vous aimez l’article, vous pouvez décocher un mail ou un partage FB pour cibler vos amis. Ce serait rudement chic. Pour discuter & réagir, n’hésitez pas à écrire en bas de page ou sur ma page FaceBook.

*** Lire aussi la chronique “TRANSPORTS EN WATTEAU” qui concerne d’autres Cupidon, plus jeunes que celui de Bouchardon.

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *