Le grand culottier n’est pas passé. Aïe. Les charges vont s’accumuler : cadrage viandard, huile porno, tronc misogyne, provocation insensée. Pour sûr, ça bouscule. Des bras ouverts auraient été plus accueillants. Devant l’inédite franchise, les regardeurs sont pris d’un léger vertige ou d’un étonnement étrange, parfois d’un rictus entendu. Dans la bousculade, certains feront comme si de rien, feignant de ne pas s‘y pencher. D’autres chercheront un coin de ciel pour s’aérer. C’est peine perdue, le sexe de la femme est l’unique sujet. Alors avançons à petits pas, comme l’Amant miniature d’Almodovar dans Parle avec elle (2002). Après le “regard-flèche” adressé à Saint Sébastien, insérons nos “mirettes-piécettes” dans l’anonyme Danaé, autrement plus laineuse que le sagitté.
Franchissons les linges, en regardeur omniscient et trébuchant. L’Origine présente ses lèvres rougies, pincées. A peine entrouvertes, coiffées d’une toison sfumatée. L’ouvrage est patient, chaque poil est une affaire. L’hirsute volute se disperse dans l’atmosphère, se prolonge dans un jeu de veines bleues qui coule sous la chair. La peau est vraie, sans fard. Varices et vergetures, plein phare. Dans le genre “Cache-moi si tu peux”, Ghirlandaio déployait sa meilleure technique en 1490 pour une capilotade nasale hors du commun, bien loin des lissetés Renaissance. Si le cadrage rapproche la sujette d’un fragment antique, si ses veines peuvent évoquer des marbrures, les silhouettes des déesses grecques semblent d’un autre monde. Moins réel.
Certains transposeront quand même une néréide de Rubens, échouée sur des linges qui remuent comme l’écume. Quel âge a-t-elle ? Elle doit être brune non ? Merci Sherlock. La modèle est rondelette. Un nombril s’étire sur son ventre content, ses fesses rebondissent loin de nos podiums anorexiques. Peindre les chairs sous un angle pareil, c’est technique. Si la poitrine pointe le nord, le raccourci zoomé offre moins de prise qu’une verticale profilée – en plus, les draps viennent compliquer les contours. Et pourtant l’œil se promène, rebondit sur les cuisses, remonte les hanches, progresse sur le ventre. Tout ça grâce à ces ombres déposées ça et là, comme une brume anodine. Mais “à quoi bon” cette maîtrise ? Au-delà de l’audace, pourquoi cette toile reste si fameuse ? Et si la grande dé-couverte était une petite cachotière ? Et si sa nudité n’était qu’un écran de fumée ? Faut voir.
Aux origines de l’Origine.
En 1866, Courbet a 45 ans. Ce Franc-comtois franc-du-col bouscule son époque. Déjà, au Salon de 1853, ses Baigneuses déclenchaient le scandale : “Une croupe monstrueuse capitonnée de fossettes” (Gautier) – “Courbet fait puer le châssis” (Veuillot) – “Une vilaine femme qui prend un bain nécessaire” (Mérimée). Laideur, odeur, saleté. Le Second Empire s’est habitué aux femmes aseptisées. Y’a qu’à voir les martyres fantasmées de Cabanel, Bouguereau, Girodet ou Baudry. Toujours propres, nudités autorisées parce que presque mortes. Courbet est moins faux-cul : ses chairs à lui sont en vie, se périment. Il réveille Rembrandt. Bethsabée et Suzanne ressortent de l’eau avec leurs capitons IRL. 13 ans plus tard, il passe la seconde. L’Origine du monde est une audace jamais vue, la toile ne sera d’ailleurs jamais exposée. Ni par la génération de Courbet, ni la suivante.
Voilà au moins 3 ans qu’il prépare le “terrain”. Entre 1863 et 1864, l’artiste peint la Grotte de la Loue à 6 reprises. Topographie jurassienne du ventre providentiel, projection du refuge et de ses parts d’inquiétude. Avant de franchir le cap, Courbet aurait attendu la mort de Proudhon, père spirituel et prude anarchiste qui voyait dans ses nus des bourgeoises trop nourries. Une autre impulsion – plus lointaine, plus positive – mérite d’être signalée : 33 ans plus tôt, Kuniyoshi peignait son Vagin Paysage (1833). Une vraie source d’inspiration ou une coïncidence de création ? Chacun verra. Mais avec l’estuaire de sa gironde, Courbet semble ouvrir sa propre voie. Plus tard, en 1912, le long des rivages songeurs, Redon déposera sa Coquille.
Une certaine Jeanne de Tourbey est à l’origine de l’Origine. Dans son salon parisien, elle reçoit artistes, écrivains et collectionneurs comme Khalil-Bey. Ce diplomate turco-égyptien accumule Ingres, Delacroix, Rousseau. Un soir, chez Tourbey, il entend Sainte-Beuve parler de Vénus et Psyché (1864). Cette toile de Courbet figure deux amantes qui s’observent, au lit. Khalil-Bey voit la toile, il la veut. Trop tard, Courbet l’a vendue. “Je vous peindrai la suite” propose-t-il. La suite, c’est Le Sommeil (1866) où deux femmes récupèrent de leurs amours. Son prix ? 20 000 francs. Khalil Bey négocie, Courbet ne bouge pas mais offre une compensation : L’Origine du monde (1866). Le modèle “bonus” serait Constance Queniaux, ancienne danseuse de l’opéra, maîtresse de l’acheteur. La toile sulfureuse sera ensuite accrochée derrière un voile émeraude. En 1913, elle rejoint la collection Hatvany – cachée encore, sous une autre œuvre. En 1955, la voici chez Lacan – recouverte par un paysage de Masson. Depuis 1995, elle est à Orsay, sans aucun voile. Seule sa diffusion sur les réseaux sociaux exige la couverture.
Génération “rétro” ou rétro-génération ?
L’Origine du monde est obscène, littéralement. Elle montre ce qui est d’habitude exclu de la scène, du champ de la représentation. Depuis l’antiquité, notre animalité et nos besoins naturels sont voilés. Les sexes sont feuille-de-vignés, la porte des WC soigneusement fermée. A Delphes ou à Corinthe, il était même interdit de manger dans les gradins. Fallait bien s’éloigner du wapiti, du chien ou du bouquetin… Sauf qu’en 1866, Darwin rafraîchit les mémoires. Son Origine des espèces (1859) est formelle : l’humain tient de l’animal. Paf. Et si la morale s’en mord les poings, Courbet cet anti-braghettone radical, en remet une couche (ou plutôt en enlève une). Son Origine à lui – ce poil à gratter – nous prend à parti : Pourquoi s’offusquer de mon spectacle ? En biologie, le scandale n’existe pas, l’attentat à la pudeur n’est qu’une fable juridique.
A la Renaissance, Alberti affirmait que l’art devait imiter la nature. Les défenseurs de l’Origine tiendraient-ils là un argument solide ? Cette anatomie est si précise qu’une hirondelle pourrait s’y cogner non ? Pas sûr que la saillie fasse redescendre toutes les colères. Poils et varices se liguent ici contre le Beau Idéal, c’est certain. Mais si la peau lisse n’a plus le droit de cité, l’idée n’est peut-être pas de se faire la guerre. Au contraire. L’Origine pourrait célébrer des retrouvailles heureuses avec notre part animalis – notre être vivant. De quoi mieux saisir notre étonnement face à la vulve plein phare ? Chacun sondera sa carcasse, par résonance électro-maïeutique. Difficile de trouver meilleur sujet pour se reconnecter à son point de départ.
Pourtant, la porte reste bien verrouillée. Face aux nudités retenues de Diane et Actéon par Cesari (1603), des élèves du XXIe siècle se sont sentis offusqués, leur enseignante diffamée. Qu’auraient-ils dit face à l’Origine du monde ? Sans tête, sans bras, sans jambes. Tronc barbare, avec poils. Mais se pourrait-il que cette icône si inhumaine soit divine ? La femme est sacrée, elle génère l’humanité. Courbet nous place à genoux devant Elle, comme sur un prie-Dieu. Cette prosternation toute paléolithique rappelle la Vénus de Willendorf (-24000 svp). Et voilà la gare-musée d’Orsay transformée en grotte du Gravettien. Prière d’entrer. Toutes les générations sont les bienvenues, et peu importe le nombre de nos printemps. La toile est seulement interdite au moins de zéro. Ceux-là sont de l’autre côté du tableau.
Louvre Ravioli
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☞ D’autres chroniques “Louvre Ravioli” à lire sur le site de Beaux-arts Magazine :
“La belle écorchée de Rembrandt” + “Lequeu, quand l’architecture prend chair“.
☞ Quelques liens pour aller + loin :
Le modèle de l’Origine du Monde (avril 2021, France Inter) ; “Diane et Actéon, le scandale du tableau qui fait scandale” (déc 2023, France Culture)
☞ Avis aux curieux, découvrez la série La Toile Percée, un génial programme à ne pas manquer !