Au Louvre, les toiles de Rubens ne présentent pas seulement des scènes mythologiques au-dessus de l’Olympe ou des portraits de têtes couronnées trônant à la verticale. Avec La Kermesse (1638), le maître flamand change de registre et fait tourbillonner les chairs à l’horizontale. Pour autant, ces villageois sont-ils seulement de simples soiffards sans éducation ? C’est pas dit. Une certaine sagesse se cache peut-être au fond des verres…
Étiquette de basse-cour
Au premier coup d’œil, le regard bien élevé s’imagine un décor d’Arcadie. Délicate, harmonieuse, cette fête bucolique danserait au rythme des collines… Mais en s’approchant de La Kermesse, l’impression change. Cette campagne-là n’est pas franchement rasée de près. Plus proche de la Danse des Canards que du Lac des Cygnes, la chorégraphie du village se découvre, sans ronds de jambe. Au programme : ni demi-pointe ni entrechat, mais une gigantesque levée de coudes.
Par ici, tout le monde s’abreuve goulument, même les petits du village. Ces chérubins raz-la-gueule sont tous agrippés à une mamelle nourricière. Entre deux gorgées, on se pelote vigoureusement. Sous les arbres, l’orchestre souffle très fort. Loin de la quintessence des Trois Grâces, certains visages sont poussés à la caricature. L’artiste place des petites scènes partout : un villageois se tord les boyaux, d’autres roupillent sur la table. Juste au premier plan, un villageois – bourreau des cœurs – ne sait plus que faire.
Sur cette campagne à la dérive, le décor se fait bien secouer : sur la gauche, une baraque aux volets déglingués ferme la composition, alors qu’au premier plan, un tas de cruches renversées s’amoncellent. Quand on sait qu’un vase peut symboliser la femme vertueuse, on imagine que les vierges du village sont parties aux champignons. Juste à côté de la vaisselle sale, Rubens plante la cabane d’un cochon. Son groin dépasse à peine. Peut-être lorgne-t-il le chien qui lèche la vaisselle ?
Un baroque, des barriques.
Rubens est un flamand, imprégné par les mises en scène sans manière des Brueghel. Pause ronflante à la moisson, retour de chasse bien arrosé, farandole à la fête du village. Quand y’a de la gêne, y’a pas de peinture… Tous les petits bonhommes des Brueghel illustrent la sagesse populaire, d’une façon légère. Tous lancés dans la grande aventure de la vie, ils se promènent sur la toile comme les virgules d’un proverbe.
Rubens passera aussi dix ans en Italie, pour capter l’art de la Renaissance et ses références mythologiques. Parmi les divinités croisées, Dionysos et sa suite décrochent la grappe : créatures en sabots, génies des forêts aux oreilles velues, coureurs de nymphes, bacchantes lubriques, etc. Dans le cortège zigzaguant, une place importante est accordée à Silène, le précepteur fin saoul de Dionysos qui traine partout sa bedaine si peu divine.
Dans la vie spirituelle antique, les orgies étaient pratiquées pour renouveler les forces vives de l’univers. On associait ces fêtes religieuses à la régénération du Cosmos. En maître baroque, Rubens s’appuie sur cette culture pour peindre l’homme et sa représentation complexe, paradoxale, instable. Et la beuverie – creuset des “lâcher-prise” – offre un décor idéal. Avec ses corps contorsionnés, le peintre va pouvoir fusionner la philosophie antique et l’humanisme des Brueghel pour illustrer la trajectoire cabossée des hommes.
Sapiens, demens et Rubens.
La farandole du village semble aspirée vers le clocher d’une église plantée à l’horizon. Entre la messe et la kermesse, les coeurs du village balancent… Juste en contrebas de l’église, sur la colline, un berger guide son troupeau. Il semble bien calme comparé aux villageois avinés, observés du coin de l’œil divin. Un villageois apeuré brandit sa chope de bière vers le lointain clocher. Se sent-il coupable ? Peut-être a-t-il soulevé tous les jupons du village…
Au delà d’une leçon de morale, Rubens nous présente une bacchanale new-age. Certaines villageoises qui donnent le sein rappellent les Ménades des cortèges de Dionysos ; d’autres danseurs font penser aux Centaures peints la même année. Tous ces messieurs titubant ne sont-ils pas des Silène en puissance ? Avec le regard du poète ivre, on pourrait comparer le tourbillon des villageois à une corne d’abondance. La fête et le lâcher-prise seraient-il une source inépuisable de bienfaits ?
L’homo sapiens devient homo demens chez Rubens. Le désir et la folie font partie intégrantes de sa vie. La Kermesse est une mise en commun des passions, une vibration collective, un partage sans calcul… Comme on voudra. Mais finalement, la fête et les terrasses de café ont quelque chose de sacré chez Rubens. C’est ici que l’homme exprime sa belle folie en attendant le prochain rappel à l’ordre qui le ramènera à l’équilibre. Ce sera demain, à la messe, lorsque le tintement des cloches remplacera le souffle des flûtes.
Louvre Ravioli
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** Sources : Les dossiers du Service de la Documentation du Louvre // La réflexion d’Edgar Morin sur l'”homo demens” qui nous place entre raison et folie // Les images sont l’oeuvre de talentueux photographes qui se retrouvent tous sur Wipplay.com.
*** Lire aussi : TRANSPORTS EN WATTEAU, une toile présentant une chorégraphie à peu près semblable, dans une version plus distinguée.